Histoire d’une vie

C’est avant tout l’histoire d’une quête que ce spectacle retrace, une quête artistique d’une écriture juste, qui, au-delà des mots, représente aussi une quête de soi, une sorte de renaissance à soi au présent en étant terriblement meurtri par le passé. Survient aussi le passé de la petite enfance, avant la haine, lorsque l’auteur-narrateur était merveilleusement accompagné par l’amour de ses parents, et il se souvient toujours des regards de sa mère. Orphelin à huit ans, Aharon Appelfeld s’échappa d’un camp et erra plusieurs années, seul, dans les forêts ukrainiennes, avant de partir pour Israël, où il a dû soudain laisser de côté sa langue maternelle et apprendre l’hébreu, où il a dû lutter afin d’écrire « dans sa langue maternelle adoptive », afin de relier les mots à la vie. Bernard Levy a surtout retenu les chapitres 15 à 19 pour son adaptation, évoquant l’écriture, la langue, la mémoire et sa perte. « Où commence ma mémoire ? » C’est par cette question que commence le spectacle, et c’est par cette notion de mémoire qu’il se structure, à cet endroit où la mémoire et l’identité se frayent, difficilement, un chemin intelligible par le langage.

Mémoire du corps

La mémoire d’Aharon Appelfeld est une mémoire du corps et non des paroles, une mémoire du silence, une mémoire d’enfant pétrie de toutes sortes de strates et fragments de vécu, où surgissent les sensations physiques très fortes, les bruits, l’obscurité, la peur, les gestes… Tel cet arbre avec ses pommes rouges que le petit garçon découvre, figé par la faim. Tout cela, c’est la moelle de la littérature, c’est la légende intime d’Aharon Appelfeld, qui sait que « dans ce silence était cachée mon âme ». Il n’est pas facile de trouver une forme théâtrale adaptée à une telle quête, Bernard Levy mise sur l’interprétation de Thierry Bosc, qui a quelque chose d’une simplicité rugueuse et tranquille qui s’accorde bien avec l’écriture d’Appelfeld, une écriture qui ne fait jamais de manière, qui s’inscrit dans l’humain essentiel, loin, bien loin des érudits aux sourires supérieurs. Le travail sur la lumière, le son, la musique et la vidéo s’inscrit avec subtilité dans cette lutte acharnée pour s’inscrire dans le présent, pour donner forme à ce qui est enfoui, refoulé, dévoré par l’oubli. Ce qui demeure par les mots est cependant immense : cette écriture est l’expression d’un combat héroïque qui relie l’homme à ses racines, alors même qu’il s’adapte à un pays totalement nouveau. Bernard Levy souligne à juste titre que cet effort annihile tout déterminisme et affirme l’expression d’une liberté obstinée. Celle de l’homme et de l’artiste, qu’il soit écrivain ou homme de théâtre. C’est pourquoi le spectacle est à voir, et le livre à lire ! Sa catégorie est bien au-dessus de la mêlée, et transcende le temps par une poétique personnelle.

Agnès Santi