King Lear Syndrome ou les mal-élevés d’Elsa Granat d’après Le Roi Lear de Shakespeare

Pourquoi convoquer Shakespeare ?

Elsa Granat : Parce que j’éprouve le besoin de m’adosser à quelque chose, pour changer l’équilibre de mon trépied d’autrice, actrice et metteure en scène. Aussi parce que je me pose la question de la langue et du théâtre comme patrimoines. Qu’est-ce que ce rituel païen de transmission des mots déjà dits ? J’ai voulu renouer avec cette puissance-là, de l’ordre du poème spirituel transcendant le temps et l’espace. Je pars toujours de ce qui m’est arrivé : dans Le Massacre du printemps, j’interrogeais la mort de mes parents. J’ai voulu retraverser la mort du père avec Lear, le plus grand souverain du monde. La réécriture s’est organisée autour du thème de la perte de souveraineté par le père. Il y a eu aussi les discussions avec le comédien Laurent Huon qui a fait une expérience de mort imminente et m’a raconté qu’il avait senti alors la ligne de séparation entre la mort et la vie. C’est pile sur cette ligne que se trouve Lear. J’ai commencé à travailler en 2018. Je voulais tester la cohérence entre les deux langues, celle de 1608 et la nôtre. Plusieurs périodes de résidence ont suivi. Des choses sont nées de l’écriture de plateau ; j’en ai écrit d’autres à la mort de mon père. Puis j’ai tissé ces textes avec Shakespeare, Joan Baez, Michaud, Apollinaire, l’assemblage formant un territoire inouï. On suit l’histoire de Lear en s’attachant plutôt aux rapports filiaux de loyauté qu’aux disputes pour le trône. On part de la question (laquelle de vous trois m’aime le plus ?) jusqu’à la mort de Lear, en suivant la tempête et en évacuant les intrigues politiques.

 « Lear est malade. Lear est vulnérable. »

Qui est Lear ?

E.G. : Lear est malade. Lear est vulnérable. Il fait un AVC le jour du mariage de sa cadette et se met alors à délirer, parlant de son « royaume », de son désir de « se délester de ses biens ». Ses deux filles aînées choisissent de le placer en EHPAD, au milieu d’autres vieux qui ont d’autres symptômes que le K.L.S. dont il souffre. Dans cette maison de retraite, les vieux forment une armée qui se lève la nuit pour dire des textes et vont petit à petit reprendre existence du côté du théâtre. A la fin du spectacle, l’aspect élisabéthain réapparaît jusqu’à la mort de Lear, que nous jouons intégralement. On passe du naturalisme initial jusqu’à retrouver la grandiloquence du théâtre et cette folie de l’acteur poète et visionnaire toujours sur la crête.

Pourquoi choisir de travailler sur et avec les vieux ?

E.G. : D’abord parce que j’aime être entouré de gens de théâtre plus âgés. Ils ne travaillent pas pareil et c’est intéressant. Aussi parce c’est une façon, notamment avec les amateurs qui nous rejoignent, d’inclure des gens qu’on ne regarde plus, qui se sentent exclus, dont les corps ne sont pas regardés, et qui, à la fin de leur vie, ne sont plus qu’une maladie. Quoi de plus intense que le théâtre pour faire communauté ?

Catherine Robert