Le metteur en scène Clément Poirée met en jeu la confrontation de deux pièces de Tchekhov, Le Génie des bois et Oncle Vania

Pour cette première approche de l’écriture de Tchekhov, pourquoi avez-vous choisi d’écrire votre propre partition à partir de deux de ses pièces ?

 Clément Poirée : J’ai toujours été fasciné par Oncle Vania (1897), mais aussi par Le Génie des bois (1889), beaucoup moins connu. Environ dix ans séparent ces deux versions d’une même histoire, aux fins très différentes. Dans la première, que Tchekhov qualifie de comédie lyrique, Vania se suicide, ce qui laisse place à un happy end flamboyant ; dans la seconde, Vania se rate, ce qui donne prise à une fin déchirante. Tchekhov a dans ce dernier opus effacé le drame mais aussi paradoxalement la possibilité de l’espoir. Faut-il donc que le sang coule, qu’un bouc émissaire soit sacrifié pour pouvoir agir ? Le médecin est le seul personnage qui vieillit entre les deux pièces. D’abord idéaliste, capable de faire vivre l’amour malgré un monde nauséabond, il a dix ans plus tard usé toutes ses forces et ses capacités d’espérer, son cœur s’est brisé avant même que l’histoire ne commence. Cet écart et les quelques modifications significatives qui différencient les deux pièces m’interrogent et m’intéressent au plus haut point. Les décalages dans l’écriture révèlent le cheminement de l’esprit de Tchekhov, les mouvements de son âme. Notre partition puise dans les deux œuvres, en menant une réflexion fondée sur leur disparité au cœur de l’écriture.

« Les décalages dans l’écriture révèlent le cheminement de l’esprit de Tchekhov, les mouvements de son âme. »

Quelle trame narrative avez-vous imaginée pour mettre en jeu les deux pièces ?

C P.: Nous mettons en scène un couple de scénaristes qui se retrouve dans une maison de campagne et n’a que peu de temps pour boucler un scénario, qui dépeint à l’échelle d’une famille un monde qui s’achève et s’entredévore. Au fur et à mesure qu’ils écrivent, les personnages d’Oncle Vania et du Génie des bois surgissent et prennent corps. Dans une théâtralité concrète, dialectique et ludique, des désaccords apparaissent, des réécritures s’enclenchent, offrant la possibilité de revivre les scènes dans des versions différentes, jusqu’à ce que chacun écrive sa fin. Tous deux dialoguent, entre eux et avec les personnages qu’ils ont créés, qui ont leur vie propre. Leur relation est un enjeu important, et le ping-pong permanent entre les deux met les neurones en feu. L’écriture de plateau, qui puise dans les pièces, les carnets et la correspondance de Tchekhov, est très structurée par sa pensée, pétrie d’autodérision et d’humour féroce, sans jugement.

Cette idée d’un monde qui court à sa perte résonne fortement…

C P.: Oncle Vania évoque le désir de destruction d’une société qui est au bout de son cycle, dont les habitants ne parviennent plus à l’empathie, à vivre avec les autres, à protéger leur environnement, à se projeter dans l’avenir. Protéger la nature, c’est protéger les relations humaines, nous dit Tchekhov. Il est vraiment saisissant de constater à quel point ces deux pièces de Tchekhov résonnent aujourd’hui.

Propos recueillis par Agnès Santi