Tous les marins sont des chanteurs : un spectacle épatant d’émotion, de drôlerie et de poésie

On célèbre toujours les grands hommes en oubliant les petits qui font l’Histoire. La Bretagne n’échappe pas à cette règle aristocratique. On se souvient de la grandiloquence de Chateaubriand, du courage de Duguay-Trouin, de la pureté de l’eau de Plancoët et de la malice du Couesnon qui mit le Mont en Normandie. Mais qui chante encore les morutiers aux mains sanglantes, les Terre-Neuvas exploités qui avaient à peine le temps « d’embrasser Lulu » avant de repartir pêcher, les femmes de marin dont le tiroir abritait un nouveau Polichinelle à chaque retour de campagne, et le dilemme tragique de devoir choisir entre la conserverie Hénaff et le séminaire pour échapper à la mort en Manche ? Personne ! Voilà pourquoi le travail mémoriel entamé par François Morel, Gérard Mordillat et Antoine Sahler n’est pas seulement une réussite théâtrale : il est un hommage vibrant à tous les prolétaires de Bretagne (subtil clin d’œil des costumes d’Elisa Ingrassia à la bonneterie quimpéroise) et d’ailleurs ; il restaure l’honneur de ceux qui, depuis toujours, se crèvent la paillasse à traquer le mulet pendant que le bourgeois s’encanaille à régater sous les embruns.

Oceano nox

Romain Lemire (qui laisse la place à Gérard Mordillat les 24 et 31 mai, 7 et 21 juin et 2 juillet), interprète, avec un talent remarquable et une passion digne des grands universitaires, le rôle du conférencier qui a travaillé à sortir de l’oubli l’œuvre magistrale d’Yves-Marie Le Guilvinec (dont le nom rappelle celui d’autres résistants de la grève). Le texte met en lumière ses engagements humanistes (magnifique chanson prémonitoire sur le devoir de soutien aux sans-papiers et aux exilés) et écologistes (à force de polluer la mer et les airs, on va tous crever), et surtout sa magnifique Cancalaise, plagiée par l’antidreyfusard et antisémite Botrel, qui ignorait qu’il n’y avait pas de falaise à Paimpol, puisqu’il n’y avait jamais mis les pieds. Yves-Marie Le Guilvinec, admirateur de La Commune, précurseur du caf’conc’ rural (on ne peut que s’extasier devant le travail de restitution ethnographique mené par Morel et Sahler en costumes traditionnels) sut préférer le cimetière marin à la geôle de l’usine à pâtés, malgré les rêves de sa mère. Il est d’évidence un auteur majeur que la troupe réunie par François Morel peut d’enorgueillir de ressusciter avec un tel génie. Gloire à Muriel Gastebois et Amos Mah, qui mettent leur talent musical au service de ce projet, et salut à tous ceux (Edouard Laug, Alain Paradis, Camille Urvoy et Yannick Cayuela) qui en ont réalisé l’écrin visuel et sonore, dont la beauté rappelle à la fois guinguettes et chasse-marée. L’ensemble compose un spectacle épatant d’émotion, de drôlerie et de poésie. À ne pas rater !

Catherine Robert